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Neige, soleil et glace

Une note d’Alexandre

Il existe une échelle d’évaluation de l’état de la mer et des conditions de navigation dans les canaux. Elle est connue par tout naviguant en ce labyrinthe maritime, il est donc bon de s’y fier. Entre le détroit de Magellan et Eden, on peut relever : malo, muy malo, malisimo et infierno. À la dernière cotation, même les plus gros bateaux et cargos vont se planquer au mouillage le plus proche. Il peut arriver d’entendre au bas de l’échelle un malito, mais le fait est rare. Au nord d’Eden, par contre, des échelons se rajoutent : tranqilo, calmo et même calmito. Mais pour l’heure nous n’en sommes pas là et il ne sert à rien de rêver.
Nous en sommes à notre débarquement, le lundi 22 juin, depuis le pont du Tajamar V à quelques centaines de mètres de la côte est de l’île Topar. Cette île marque l’entrée sud du canal Wide défini comme muy malo par tous nos informateurs pêcheurs. Et le muy malo s’exprime sous forme de grains d’une étonnante vivacité.
La mer est belle et lisse, on apercevrait presque le soleil lorsqu’un rideau noir arrive dans notre dos. En quelques minutes nous naviguons dans une houle cassante, sous la neige, dans des rafales de vent chargées de grêle. Puis quelques temps après, tout s’arrête. L’ambiance est irréelle. La lumière qui filtre à travers le manteau nuageux nous fait voir le décor en noir et blanc. Ainsi va la journée, bienvenue dans le Wide.
Le lendemain, le canal est couvert de moutons. Nous ne bougeons pas et passe le jour et plane l’ombre des 5 jours d’attente dans le paso Morla Vicuna avant le seno Union.

Puis c’est la bascule, une histoire de lune peut-être. Nous nous retrouvons nous badigeonnant de crème solaire dans un canal Wide d’huile. La sensation n’est pas désagréable après 2 semaines de tempêtes quasi permanentes, mais c’est entre des icebergs que nous naviguons à présent.
C’est la 3e fois dans ma vie que je me retrouve face à ces masses de glace à la dérive. Toujours cela me procure d’étranges sensations. Combien en ai-je vu en photo ou film ? Pourtant être physiquement en leur présence est incomparable. Je me remémore une inscription sur les murs de Punta Arenas : " éteignez vos télés, vivez". C’est tellement vrai il me semble, l’expérience vécue ne tolère pas de remplaçant.
Les icebergs ne me lassent toujours pas. Étonnement de l’eau qui flotte sur l’eau. Fin de parcours pour ces poches d’air englacées depuis parfois des millénaires. Statues aux formes de hasard se transformant à vue d’œil sous le soleil. Silhouettes se découvrant telles celles de ces oiseaux englués sur les plages de marée noire et pourtant, là, rien de vivant. Pourquoi ?

Le vendredi 26 au soir, alors que nous approchons de la sortie du canal Eyre, les glaçons nous retiennent. Impossible de sortir du canal, la mer est prise et nos kayaks sont bien trop petits pour jouer les brise-glaces. Rien à faire, nous cherchons refuge à la nuit déjà tombée et attendons la suite des évènements qui ne nous appartiennent plus. Étonnants moments, bloqués par les glaces, sans savoir quand notre liberté de progression nous sera rendue.
Mais il faut croire que ces journées paisibles de soleil ne nous cachaient rien de mauvais, car dès le lendemain, le passage est libre. Nous pagayons alors le long de paysages où la roche et la glace se seraient affrontées. Cette dernière a perdu, elle gît comme sur un champ de bataille en morceaux épars en quantité impressionnante.

Sept jours que nous avons quitté les pêcheurs d’oursins et nous arrivons dans le paso del Indio, à une journée de navigation de Puerto Eden. Pour fêter ces derniers milles, après les grains et la glace, nous avons droit, toujours sous le soleil, à une joyeuse escorte. Des phoques nous prennent pour centre d’intérêt et ne se lassent pas de nous observer et de sauter à quelques mètres de nos embarcations jusqu’aux portes du village.

Fin de la deuxième étape, Natales, Eden.

Ce texte fait suite à Les nomades de la pêche et se poursuit par Il pleut sans interruption.