Extraits du carnet de voyage d’Inti (6)
(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (5)")
Faire escale à Puerto Eden c’est mesurer combien les archipels de Patagonie ne pouvaient être que contrées de nomadisme pour les Indiens. Malgré tous les moyens modernes, la vie sédentaire y est précaire et ténue, perfusée par la ligne plus ou moins régulière du Navimag, « el barco », comme ils l’appellent ici.
Curieux village que Puerto Eden. Il est à une dimension. Paris est à trois dimensions, des rues qui se croisent et des bâtiments à plusieurs étages. Puerto Natales, ville sans étages, est à deux dimensions, nord-sud et est-ouest. Puerto Eden, village médullaire, s’étire le long d’une unique passerelle en bois qui longe le littoral. L’illusion nocturne que produit Puerto Eden est là, en cet étirement. Si ses habitants étaient un peu plus euclidiens, ils pourraient tirer profit de cette unique dimension pour donner l’adresse de tout endroit du village en prenant un centre de référence, comme l’école. Cela donnerait par exemple : « Il y a trois uniques petits magasins à Puerto Eden, ils se trouvent respectivement à -100, -50 et +600 mètres ». Mais après plus de deux mois en Patagonie, mon hypothèse est que les patagons évoluent plutôt dans un espace de Lobachevsky, qui se caractérise entre autres par le fait que par un point hors d’une droite donnée, passent une infinité de droites parallèles. Ici, le parallélisme n’est jamais unique.
Quoi qu’il en soit, Puerto Eden est à une dimension, tout le monde doit s’y conformer. Cette unique dimension matérialise la précarité de la présence humaine au cœur de la Patagonie des canaux. La terre est inhospitalière, seul le rivage tolère la présence humaine. Et encore, pas toujours. Il est donc, par endroits, l’unique dimension potentiellement humaine avant la tourbe, la forêt impénétrable et les montagnes stériles.
Pas d’élevage à Puerto Eden (les animaux meurent, malades ou engloutis par la tourbe), quasiment pas d’artisanat ou de commerce. Le village ne s’active qu’autour de la pêche. Il y a bien quelques administrations, quelques personnes qui travaillent à couper du bois - tout le monde se chauffe au Tepu, un arbre rouge aux minuscules feuilles vertes et couvert d’une mousse à l’allure préhistorique - mais l’essentiel des cent-quarante habitants vit de la mer, des centollas, des oursins et surtout des cholgas (sortes de grosses moules) qu’ils vont chercher en plongeant et font ensuite sécher.
Il fut un temps, avant que la « marée rouge » ne vienne gaver la plupart des mollusques d’un neurotoxique mortel, y compris pour l’homme, ou Eden comptait jusqu’à six-cents habitants. Il fut un temps, avant 1969, date de la naissance officielle du village, où l’endroit était un poste de l’armée, toujours absurdement soucieuse d’affirmer sa souveraineté sur le moindre rocher. Il fut un temps, le plus long, où l’endroit était un lieu de passage très fréquenté par les Kawesqars, les nomades des archipels de Patagonie. C’est là qu’ils furent finalement sédentarisés, au cours de la première moitié du XXe siècle.
C’est là, près de l’actuelle capitainerie, que José Emperaire vécut avec eux pendant deux ans à partir de 1946, expérience dont il tirera la matière de son livre Les Nomades de la Mer. Le contenu de ce livre de cet archéologue, qui donne à découvrir un peuple insaisissable et presque entièrement disparu, est impressionnant, passionnant (ce livre est la principale source d’information de cette courte synthèse, « Les premiers habitants de Patagonie » ). Mais Emperaire écrit aussi superbement. J’ai toujours pensé que les Freud, Levi-Strauss et autres Nietzsche ou, plus près de la Patagonie, John Byron, n’auraient pas eu tant de succès si leur plume avait été moins habile, moins littéraire.
Les derniers indiens Kawesqars… j’ai souvent entendu cette expression, elle a fini par m’insupporter. Elle suppose que les peuples commencent et finissent quelque part, qu’ils ont des frontières. Qu’est-ce qui définit un peuple ? La langue ? Non, il est des gens qui se revendiquent Basques, qui le sont, et qui pourtant ne maîtrisent pas très bien l’Euskara. Le sang ? Certainement pas, il est des Mapuches métissés qui, par leurs efforts à retrouver leur culture sont plus Mapuches que leurs grands-parents qui n’aspiraient qu’à l’assimilation à la culture occidentale. Les habitudes alimentaires ? Je ne comprends pas que l’on puisse manger des grenouilles, je suis pourtant bien français. Les papiers ? Mes deux parents n’ont pas ceux de la République française et sont pourtant si délicieusement français en certaines de leurs attitudes. Au-delà d’une dénomination d’ordre géographique, je ne crois pas aux peuples. La chose mériterait des éclaircissements… mais ici, entre le crayon et la pagaie, si l’on veut avancer, mieux vaut user de la seconde.
Disons donc qu’il y a à Puerto Eden neuf personnes qui parlent encore le Kawesqar. Il y en a moins d’une dizaine ailleurs. Mais revendiqués ou non, autoproclamés ou fantasmés, des Kawesqars, il me semble en avoir croisé beaucoup. Il me semble que la Patagonie fait de beaucoup d’hommes et de femmes, d’où qu’ils viennent, des descendants de Kawesqars. Il n’en reste pas moins vrai qu’une langue se meurt, que des milliers d’années de savoir s’oublient… Juan Carlos Tonko, président de la communauté Kawesqar de Puerto Eden s’emploie à résister.
Je quitte Puerto Eden sans regrets, je préfère la rudesse de la navigation à celle de l’entêtement sédentaire en des endroits où la terre ne veut pas des hommes fixes. Je quitte Puerto Eden en sachant qu’en ce longiligne village, c’est le délicat fil de la présence de terriens dans les archipels de Patagonie que j’ai effleuré.
(la suite de cet article est "Extraits du carnet de voyage d’Inti (7)")