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De nouveaux quotidiens au quotidien

Durant l’expédition, nous avons écrit trois articles, dictés par téléphone satellite puis publiés dans les magazines Carnets d’aventures et Atacamag. Les voici à présent sur le site.

Du privilège des coureurs d’aventures


À l’heure où vous lirez ces lignes, nous serons en mer dans les canaux de Patagonie occidentale. Cette expédition, 2000 km en kayak pendant plus de quatre mois, nous vous l’avions présentée dans le précédent numéro de Carnets d’Aventures. À la veille de notre départ, c’est à un aspect particulier des voyages que nous pensons : les frontières.

Nous rencontrerons des vents contraires, des isthmes impraticables, des tempêtes qui nous fixeront à terre des jours et des jours, autant d’obstacles qui pourtant n’ont pas la force des frontières nationales. Pour arriver en Patagonie nos passeports ont été contrôlés à plusieurs reprises, nous avons dû requérir des prolongations de visa et dédouaner nos kayaks et notre équipement. Autant de démarches obligatoires mais pourtant, pour nous, possibles. Le privilège de vivre notre aventure relève de cette possibilité.

Les personnes qui nous ont accueillis et aidés au Chili, des gens qui partagent notre passion de l’aventure, auraient bien davantage de difficultés à venir découvrir nos mers et nos rivières. Les visas touristiques de longue durée pour l’Europe, soit ne sont pas délivrés, soit ne le sont que de façon particulièrement sélective et humiliante…

Et qu’en est-il de ceux qui souhaitent tenter une aventure autrement plus vitale, vivre une vie décente en émigrant ? Ces frontières qui nous pèsent mais qui nous ont néanmoins été ouvertes leur sont infranchissables. Notre premier privilège, essentiellement injuste, est celui de pouvoir choisir nos obstacles, vents, isthmes et tempêtes. C’est celui de notre lieu de naissance avant celui que nous nous sommes construit, la Patagonie en kayak. Pour nous qui préférons le faire à l’être, cet état de fait est, paradoxalement, dur à vivre.

Article écrit en mai 2009, à Punta Arenas, quelques jours avant notre départ et publié dans Carnets d’aventures n°16, juin, juillet, août 2009, www.expemag.com.

De l’exploitation sous toute latitude


Le 8 mai dernier nous prenions la mer à Rio Verde, à quelques kilomètres de Punta Arenas, ville du détroit de Magellan. C’est à bord de deux kayaks monoplaces que nous nous lancions dans la découverte des canaux de Patagonie, côté Pacifique.

Il faut imaginer cette contrée comme une myriade de canaux et de fjords, séparés par des milliers d’îles et d’isthmes. Nous sommes en mer, et pourtant nous longeons des montagnes. La neige, à quelques dizaines de mètres au-dessus du niveau de la mer, côtoie les algues et les dauphins. Il faut imaginer des vents d’une extrême violence qui se faufilent dans les canaux, et lèvent parfois une mer mauvaise en quelques instants. Il faut imaginer des paysages grandioses et impressionnants, qui semblent vouloir faire payer au visiteur sa témérité. Ou, rarement, lui offrent quelques jours de calme inespéré.

Si la pratique du kayak et les conditions maritimes particulièrement difficiles en ces lieux imposent une dimension sportive à l’aventure, celle-ci n’est pour nous qu’un moyen de découvrir, vivre et comprendre la vie qui règne ici. Les rencontres avec des gauchos, cow-boys travaillant dans les estancias, fermes d’élevage aux immenses territoires, avec des saisonniers, immigrés de l’intérieur, véritables prolétaires dans des usines de conditionnement de poisson, ou avec les pêcheurs d’oursins vivant pendant des mois à bord de leur bateau, perdus dans les canaux à plusieurs centaines de kilomètres de leur famille sont les véritables moteurs du voyage.

Après déjà plus de deux mois de mer, nous prenons petit à petit le pouls de cette vie qui se cache dans les canaux. Ceux que nous avons croisés nous ont parlé de leur environnement et de cette incroyable météo, d’une instabilité déroutante, où s’enchaînent pluie, neige, vent, grêle, soleil et tempête. Chacun nous a parlé d’un certain sentiment de liberté lorsqu’il travaille en ces endroits si loin de tout, souvent sans chef, ou a des rythmes saisonniers qui ne les engagent pas.

Mais chacun a aussi mis en exergue l’exploitation permanente que sous-tendent les modèles économiques à l’œuvre en ce bout du monde. L’exploitation moderne, celle qui joue avec la peur du chômage pour les travailleurs des usines de conditionnement, qui force à accepter la précarité en guise de liberté pour les pêcheurs, qui fait mine de proposer une aide quand elle force une personne de 69 ans à travailler pour arrondir sa retraite dans une estancia. L’exploitation internationale et multinationale enfin, quand le produit de la pêche ou de l’élevage est entièrement destiné à l’exportation, les produits revenant ironiquement trop cher pour le consommateur patagon.

Par nos milliers de coups de pagaies nous sommes en train de glisser derrière nos propres cartes postales, glaciers, soleils, dauphins jouant autour des kayaks et ports de pêche bigarrés. En cette extravagante et fascinante géographie, celle que nos meilleures photos ne permettent pourtant que d’imaginer, la rudesse des conditions nous impose et nous permet de mettre en exergue des logiques qui, finalement, nous ramènent chez nous, en France, aux mêmes problématiques qui agitent nos vies de tous les jours.

Article écrit à Puerto Eden et publié dans Atacamag n°6, www.atacamag.com.

Du progrès à l’émancipation


Cela fait plusieurs mois que nous parcourons les canaux de Patagonie en kayak de mer et en autonomie, exception faite de nos trois escales. Chaque soir, nous devons nous trouver un endroit où bivouaquer sur des côtes avares en possibilités où planter une tente et abriter nos kayaks, puis créer notre lieu de vie pour la nuit. Nous ne chassons ni ne pêchons pas, mais nos 5 à 7 heures de navigation quotidienne pourraient être le temps que nous devrions consacrer à chercher notre pitance si nous ne comptions que sur les ressources du terrain.

Ce que nous expérimentons au cours de notre expédition Patagonia 2009, c’est combien les progrès technologiques qui épargnent le temps des Hommes sont une condition nécessaire – mais non suffisante – au progrès social, culturel et intellectuel d’une société.

Concrètement lorsque chaque jour on doit se préoccuper de s’abriter (ce qui est notre cas), de trouver de la nourriture (disons le temps équivalent à celui que nous passons à avancer) et que l’absence de confort élémentaire rend tout complexe, il reste bien peu de temps pour se consacrer à des activités moins essentielles à la survie comme l’art, la science, la littérature – orale ou écrite – ou encore le développement d’idées et d’expériences sociales améliorant les pratiques issues de la tradition ou de l’ordre établi.

Dans notre cas, si bien nous embarquons avec nous nos réflexes culturels (ce qui rend d’ailleurs à nos yeux illusoire la tentative de vivre exactement « ce » que vivaient les premiers habitants des archipels de Patagonie) la fatigue limite drastiquement les activités d’écriture, de réflexion ou d’expression artistique (sauf peut-être les jours d’oisiveté, c’est-à-dire de tempêtes).

En cela – et en cela seulement – nous ne faisons que retrouver ce que vivent des millions de gens qui, éreintés par leur labeur, ne peuvent guère donner du temps à leur développement culturel ou à l’organisation de modes de vie moins aliénants. Autant d’activités qui ne sont possibles qu’en ayant du temps pour soi, c’est-à-dire une certaine émancipation vis-à-vis de la survie et qui font de nous des humains en nous éloignant des animaux (dans la nature) ou des machines à produire (dans la société moderne).

Article écrit à l’entrée du Golfe de Peñas, en attendant une accalmie météo, et publié dans Carnets d’aventures n°17, septembre, octobre, novembre 2009, www.expemag.com.