Le Maître-Vent
Une note d’Alexandre
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Je suis d’un pays où règne le maître-vent à ses heures. La mer et la terre lui sont également soumises, les hommes lui doivent la meilleure part de ce qu’ils sont. Je ne crois pas qu’il ait un seul habitant de ces parages, homme ou femme, qui ne soit redevable au vent, galerne ou suroît, de cette alacrité physique et morale qu’on appelle startijenn. Sans lui, beaucoup d’entre nous écouteraient probablement les voix insistantes de la fatalité qui susurrent d’abandonner toute entreprise et de s’asseoir au pignon de la maison pour attendre advienne que pourra. Mais le vent nous tient en joie et en souci. Il nous pousse dans le dos pour nous forcer à l’aventure quotidienne. Il nous gifle la face pour nous faire bander nos muscles et jurer les sept cents barriques de tonnerre. Il nous sale de pluie comme on fait de la chair des cochons de bonne race que l’on veut empêcher de pourrir. Ils secoue, il malmène, il bouscule, il nourrit notre carcasse de ses bourrades et notre esprit se tient en éveil, constamment agressif, aux aguets des coups durs et des revanches sur la vie. Comme il nous trempe le bougre ! Non, ce seigneur invisible n’est pas indifférent à nos gravillons humains qui lui encombrent l’œil. On peut dire qu’il nous aime si l’on en juge par la constance qu’il met à nous étriller. D’ailleurs, il est vivant, c’est tout dire, et fou déchaîné, ce qui nous convient parfaitement. Que deviendrions-nous sans lui ?
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Regardez-le ! Autour des fermes, les bouquets d’arbres sont retroussés vers l’est par de terribles coups de peigne. On les dirait meulés sur la face qui reçoit la bourrasque. A part le chardon bleu des dunes, il n’est pas une plante qui ne plie sous le maître-vent. Et pendant qu’il y est, il fait le ménage du ciel à fond. Ce n’est pas le soleil qui en serait capable, paresseux qu’il est ! L’ombre des nuées dérive sur la terre dans les abois des chiens. Les gens doivent crier pour se faire entendre à deux pas. Quand la tourmente a cessé, ils se curent les oreilles, secouent la tête un bon coup pour reprendre leurs esprits. C’est alors qu’ils se sentent rechargés en startijenn. Il leur vient une envie de rire. Fade et vieux leur paraît le soleil.
Notre vent serait capable de souffler sans arrêt. S’il ne le fait pas, c’est parce qu’il veut jouir de son œuvre. Il a nettoyé la côte et la campagne. Les couleurs sont plus vives, les lignes et les volumes plus fermes. La lumière est aussi fraîche qu’au premier matin de la Création. Et voilà les Bigoudens qui naviguent dans tout cela, pareils à des poissons dans un aquarium dont on a changé l’eau. La voix de Corentin est plus profonde, celle de la grande Anne éclate en fanfare. Ils sont lavés à l’intérieur de la tête aux pieds.
Ce soir, le ciel est rouge sur la mer, d’un rouge inégal et mal baratté, mais étrangement immobile. En descendant au bourg, Henri Bruno a dit à Naïg le Dréau : « Il y aura du vent fou demain si la lune s’y met. » Il faudra observer la lune tout à l’heure pour voir si elle est cerclée de loin ou de près. Mais la lune se moque rarement de l’horizon de mer. […]
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Texte extrait du Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, écrit en breton, puis traduit en français par l’auteur, paru en 1975 chez Plon, dans la magnifique et sans égal collection Terre humaine.
À la lecture des lignes précédentes, vous comprendrez aisément que ce texte a toute sa place sur ce site. Pierre-Jakez Hélias a réussi – de mon humble avis – le tour de force de faire vivre le vent. Il est ici Bigouden, nous avons connu celui Patagon, Pacifique Sud. Tout dans ces phrases est à prendre pour description de notre vécu dans les canaux.
Les sarcasmes à l’encontre du soleil me serrent le cœur d’émotion et j’aimerais savoir les réciter lorsque l’on me demande pourquoi j’aime tant ce pays de la pluie et du vent. D’ailleurs les quelques périodes où nous l’eûmes pour compagnon sont les plus vite expédiées dans nos carnets.
Le Cheval d’orgueil est un formidable récit ethnographique des campagnes bigoudennes, jamais je n’eus imaginé qu’il résonne tant avec notre expédition maritime.
Que la mémoire de l’écrivain Pierre-Jakez Hélias soit ici saluée.