Lentement, le noir de la nuit se déchire laissant apparaître des raies de lumières rouges, oranges et jaunes. Au petit matin, le spectacle de l’île Escarpada est toujours aussi saisissant, mais cette fois, c’est les pieds dans la neige que je le contemple. Durant la nuit, le décor s’est couvert de blanc, ce qui va peut-être quelque peu aider notre entreprise : le “portage” Dynevor.
Six kilomètres d’une plaine marécageuse où à chaque pas nous nous enfonçons jusqu’aux genoux, afin d’éviter une navigation de deux jours exposée nord-ouest, la direction exacte des vents dominants.
Deux jours de navigation pour deux jours où nous tirons nos kayaks chargés, glissant finalement médiocrement sur une neige mouillée qui masque les aspérités et les textures changeantes du terrain. Deux jours où nous sommes mulets, où nous dormons sur une terre spongieuse détrempée, où nous mouillons nos vêtements et bottes. Mais deux jours qui nous offrent, à leur final, notre premier paysage des canaux patagons.
Nous pensions devoir attendre la fin de la mer de Skyring pour les rencontrer, mais dès la péninsule Dynevor passée, nous y voilà plongés. La sensation est saisissante, oppressante, hostile, vierge, sans âge.
La forêt envahit chaque centimètre de terre. D’une densité incroyable, elle propose un enchevêtrement de troncs, de branches et de lianes, du plus bas niveau au faîte des arbres. L’eau suinte de partout, la végétation pousse sur un tapis de mousses et d’humus d’où s’écoulent des rigoles d’eau disparaissant dans la mer. Tous les cinquante mètres, une rivière coule avec une force étonnante tant elle semble sortie de nulle part.
Le relief s’est lui aussi considérablement densifié. Nous pagayons entre les sommets émergés des Andes. Les uns ne sont que ronds et mollesse à l’aspect fat, les autres de véritables pics dentelés à la face agressive d’une beauté sans cesse renouvelée. La forêt part à l’assaut de ces hauteurs et ne laisse la place qu’à la neige et la roche dure et austère.
Je le vis avec une certaine brusquerie. Nous voici plongés dans des décors spectaculaires.
Il nous faudra encore deux jours de navigation pour atteindre l’extrême ouest de cette mer que nous parcourons depuis dix jours. Le 19 mai, nous en finissons avec Skyring. Nous devons à présent rejoindre le canal Obstruccion qui nous mènera, tout droit vers le Nord, à Puerto Natales. Il existait un portage indien qui permettait d’atteindre ce canal. Nous avons entendu tout et son contraire sur son tracé et son état. La seule chose sûre est que, d’ici à Obstruccion, nos cartes sont muettes et nous n’avons aucune idée de ce qui nous attend.
Heureux d’avoir réalisé le “portage” Dynevor et d’avoir si tôt atteint ces paysages de canaux, nous abordons ce passage plein d’entrain. Malgré la pluie qui tombe depuis plus de 72 heures maintenant.
Film "Portage"
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Ce texte fait suite à La mer de Skyring et se poursuit par Bûcherons d’eau douce.