Extraits du carnet de voyage d’Inti (3)
(cet article est la suite de "Extraits du carnet de voyage d’Inti (2)")
Jour 16
J’ai envie de saisir les montagnes ciselées par la lumière si proche et de les amener à moi, bien au chaud contre ma peau. Un horizon intérieur. Elles sont en train de devenir mon horizon, puisque les eaux des canaux courent longtemps avant les plaines du Pacifique. Depuis hier et la confirmation du fait que nous sommes sur le Seno Obstruccion, nous allons de nouveau quelque part, nous ne quittons plus.
Comme la plupart des îles par ici, celle sur laquelle nous avons dormi était en ardoise, faite de milliers de blocs étroits et rectangulaires. L’inconvénient de ces îles sur lesquelles nous campons souvent, est qu’y trouver de l’eau est rare. Parce qu’en général, l’eau n’est pas un problème : de partout les montagnes en laissent glisser, et souvent, il nous suffit de tendre la main depuis nos kayaks pour remplir nos gourdes.
Jour 17
Les archipels de Patagonie forment une contrée excessive. Ce ne sont pas une ou deux montagnes qui bordent ses mers et ses canaux, mais dix, vingt, entassées les unes sur les autres comme en un immense rassemblement immobile ; il y a très peu de mammifères visibles, mais les oiseaux sont innombrables, en espèces comme en nombre ; il ne peut y avoir de petite brise, ce doit être une tempête ; il ne peut pleuvoir gentiment, un petit crachin d’une heure ou deux, il faut que le déluge soit permanent pendant plusieurs jours ; il ne peut y avoir de foret clairsemée, elle doit être luxuriante et impénétrable ; on ne peut y prendre des photos en pensant conserver le souvenir de ces excès, on sait, on sent qu’on n’oubliera aucune de ces images et que les photographies serviront de preuve, d’appui aux mots aveugles… ainsi va la Patagonie.
Jour 18
Hier à l’endroit de notre bivouac il y avait sur la petite plage des détritus, les premiers depuis longtemps. Un vieux bidon d’huile, quelques sacs en plastique en loques, une planche parsemée de clous rouillés… j’ai été content de les retrouver, ils sont l’annonce de Puerto Natales, le terme de notre première étape. En face, de l’autre côté du Seno Obstruccion, une petite maison, une estancia probablement, luisait dans le noir. Nous remontons Obstruccion. Il porte bien son nom ce canal, son terme sud est une impasse dont la seule échappatoire est le sentier d’Indiens que nous avons emprunté pour quitter Skyring. De façon générale, la toponymie est très parlante ici : les endroits portent en leur nom ce qu’ils sont, ce qu’ils ont signifié pour leurs explorateurs occidentaux… Seno Obstruccion, Paso del Indio, Bahia Inutil, Bahia Desengaño, Isla Escarpada, Puerto Bueno…
Ce jour fut aussi empli de volatiles : des cygnes de mer au col noir, un flamand rose solitaire, un condor avec ses extrémités d’ailes aux plumes écartées, une sorte naine et très étrange de poule d’eau qui s’enfuyait en alternant maladroites marches sur l’eau - en battant des ailes - et plongées façon cormoran. Et puis un nouveau Martin-pêcheur que nous avons pu approcher à cinquante centimètres sans qu’il s’occupe de nous ; il avait mieux à faire puisqu’il plongea brusquement dans le canal pour ramener un infortuné ver prestement avalé. Allez savoir pourquoi, j’en suis venu à l’animiste pensée que chacun de ces oiseaux porte l’âme d’un adepte du Jolly Roger dont je cultive le souvenir et l’honneur avec quelques comparses.
Jour 19
Ce soir Puerto Natales luit de tous ses feux face à nous. Quinze petits milles nautiques, le golfe Almirante Montt nous en séparent. Je suis aussi heureux de la voir que triste de ne pas y être. Depuis quelque jours j’imagine tout ce que j’y ferai, ce que j’y mangerai, boirai, les douches que j’y prendrai et surtout les coups de téléphone aux aimés que j’y passerai. Une furieuse invention que le téléphone ; ma pensée s’aplatit en banalités à mesure que croissent mes désirs. La journée avait commencé comme toutes les précédentes sur Obstruccion, progression assez difficile par vent de face et houle de plus en plus forte. Puis soudainement, un vent de 25 nœuds s’est installé. Nous nous sommes mis en radeau, ça déferlait de partout sur les ponts arrières de nos kayaks. A vrai dire, juste avant le coup de vent nous étions déjà en radeau : nous avions essayé de tester nos voiles, une pour deux embarcations. Mais le vent ne voulait plus de nous, l’arrivée à la côte fut peu sensuelle. Des bateaux en fibre ou pliables auraient peu goûté cette virile rencontre avec les caillasses, loué soit le polyéthylène. Ensuite, pour passer cette foutue Punta Cuevas qui nous cachait Puerto Natales nous avons porté nos kayaks pendant environ une heure. Un travail éreintant, que je persiste à trouver ingrat et peu digne de nos bateaux, mais utile. Nous quittâmes ainsi le Seno Obtruccion comme nous l’avions embouqué, par voie de terre. Et les lumières de Natales sont là.
Jour 20
Le baromètre a frôlé les cimes toute la journée, le vent d’ouest-sud-ouest qui s’était levé hier ne s’est pas assagi. Mais les lumières de la ville ont été plus fortes : ce matin nous nous sommes lancés dans la traversée du Golfe Almirante Montt, cap sur Puerto Natales et ses merveilles fantasmées pendant la nuit. Lancés dans un grand chaudron. Dès que nous nous éloignons du rivage la houle se creuse et le vent qui nous pousse de trois-quarts arrière nous imprime un billet sans retour. La houle s’élève parfois a plus d’un mètre cinquante ; bien que nous naviguions très proches l’un de l’autre, Alexandre disparaît régulièrement dans le creux d’une vague. Le kayak est une embarcation étonnamment marine, et ce ne sont guère qu’une ou deux déferlantes qui s’abattent sur mon pont arrière qui me déstabilisent un peu. Il permet d’être au ras des vagues, des embruns, de l’eau. Pour moi qui ai toujours vibré à la sensualité de l’océan du pont des bateaux ou même des côtes, naviguer en kayak, si bas si proche, est comme gagner accès à une secrète et tendre activité de la femme que j’aime... une histoire de bananes jetées au sol s’enroule en mon esprit, au milieu des vagues et de l’écume.
Nous lancer dans cette traversée nous évite au moins deux jours de cabotage, et me rapproche d’autant de mots de l’absence douloureuse. Je sais déjà que de tout ce voyage dont nous avons conclu ce soir la première étape, mes racines affectives seront seule cause de mes tourments au moral.
Nous parcourons ainsi douze milles (environ 22 kilomètres) en seulement quatre heures ; lorsque nous nous reposions un peu ou picorions notre frugal déjeuner nous étions obligés de nous tenir côte à côte, solidarisés en radeau. Mais les pauses se doivent d’être brèves, le vent nous pousse à la cote, mais au sud de la ville. Là où il n’y a plus ni bars ni rues. En tout et toujours, il faut faire du cap. Peu à peu les bâtiments, les voitures et les bateaux de pêche grandissent, seule preuve de notre progression dans ce grand chaudron d’écume ou aucun sillage ne subsiste.
Enfin nous y sommes, échoués plus qu’arrivés aux abords du quai des pêcheurs. Le dernier humain que nous avons vu était ce vieux à lunettes de parachutiste sur son cheval sur Skyring, ce vieux à cheval que notre faible hauteur sur l’eau, en kayak, avait rendu géant. C’était il y a douze jours. Là, devant moi, les vingt mille humains de Puerto Natales que nous venons brusquement de retrouver. Alexandre s’enquiert auprès d’un employé du petit port si nous pouvons débarquer là. « Ceux qui viennent de la mer ont le droit », répond le type. Et lorsqu’il apprend d’ou nous venons, il précise : « Et ceux qui viennent de Rio Verde ont tous les droits ».
Jours 21 à 28
Le temps me manque pour transcrire mes notes sur Puerto Natales. Plus tard. Les villes savent attendre. Nous avons passé une semaine à parfaire notre équipement, engloutir des kilos de viande et des pizzas aux centollas, à nous reposer un peu et a rêvasser aussi. Puerto Natales en hiver me fait penser à une femme avec ses bigoudis, au repos et intime. Les dizaines de milliers de touristes qui viennent en été pour le Torres del Paine ne sont plus la, les natalinos se reposent et la ville est comme chez elle en elle-même, tranquille. Nous avons rencontré des guides de kayak, Rodrigo, Mariano, TC, Cote, José… une bande d’énergumènes de la meilleure espèce qui se fasse, qui non seulement nous aident énormément mais en plus, nous couvent de toute leur amitié. Je profite de ces quelques derniers mots pour apporter deux précisions à mes précédentes notes. Première : les champignons géants n’en étaient effectivement pas. Il s’agit, m’ont expliqué nos guides patagons, de sphagnum magellanicum, une sorte de lichen géant qui, nous a-t-on dit, peut être dangereux en hiver ; craquant sur le dessus, on peut s’y enfoncer entier, jusqu’aux nappes d’eau sur lesquelles il pousse. Moi, j’en ai plutôt un bon souvenir de ces grands champignons rouges. Seconde précision : j’avais eu envie de donner un nom à ce deuxième lac que nous avons trouvé après le lac Muños Gamero, puisqu’il ne figure sur a peu près aucune carte, et n’a pas de nom officiel. Il se trouve que les guides patagons que nous avons rencontrés l’ont déjà baptisé : Pipoglio. L’étymologie est compliquée et trop longue à expliquer ce soir… plus tard, l’étymologie aussi sait attendre. Demain, si le vent se calme, nous devrions pouvoir nous lancer pour la deuxième étape de notre périple, cap sur Puerto Eden.
(la suite de cet article est "Extraits du carnet de voyage d’Inti (4)")