Il pleut sans interruption.
Un laissez-aller d’Alexandre
Je pourrais vous conter le huemul, cet animal en voie d’extinction que l’on retrouve au côté du condor sur le blason du Chili. Attendus au refuge Tempanos par Hector et Victor, garde-parc de la CONAF, l’équivalent de l’ONF, chaque jour que nous restâmes, nous en vîmes à quelques mètres de nous. Il suffisait de savoir qu’ils étaient là, la photo en dira plus.
Cela me fait penser à une autre histoire. Il y a quelques mois nous avions rencontré André, 69 ans, maître en la cuisine et l’intendance de l’estancia Los Coigues, l’une des rares des côtes du seno Skyring. Il a tout du personnage de documentaire, l’œil brillant, le verbe vif et mesuré, les poses nonchalantes de celui qui a connu la vie. Nous en eussions fait le représentant du mythe de l’homme revenu à la nature, du rude pionnier, s’il ne nous avait parlé de son quotidien. Tous les vendredis soir, il prend le bus sur la piste devant l’estancia et en quelques heures se retrouve aux côtés de sa femme à Punta Arenas. Là pour le week-end, il s’enquiert de ses fils et de sa fille, lit les éditions de la semaine du Pingüino et rit des promesses électorales des candidats aux élections.
Le mythe d’André est à vendre, la réalité à désinventer. J’ai bien aimé voir ces huemules à chaque coin de bois.
Mais le principal acteur de cette étape fut la pluie. Est-ce dicible ? Ne se connaît-elle pas que par l’expérience ? 7 jours sans interruption, nuit, matin, jour, soir, à pagayer, à monter le camp, à vivre sous la pluie. Tout est mouillé, une semaine entière à ne voir qu’en monochrome. Le gris. Celui du ciel, de la mer et des roches, celui qui délave le vert des forêts, le gris partout. Au fil des jours la végétation s’est faite diverse, les essences se sont multipliées jusqu’à l’innombrable, mais toujours cette dominante.
Si je raconte cette étape, je peins un tableau et ce n’est qu’un aplat gris.
Raconter ces deux derniers jours peut-être, plus rieurs ? Ceux où le soleil est revenu mais où les improbables s’enchaînent.
Pas de vent jusqu’à midi, seule aventure, celle de la crème solaire qui fait glisser la pagaie des mains. Et puis williwoo d’Est, la direction du village. Et puis deuxième williwoo. Et puis une bataille épuisante pour gagner chaque mille à dix seulement du but. Fin de journée, plongés dans des gerbes d’écume, je crie abandon à Inti qui est toujours d’attaque. Désolés, à la côte et une nuit de plus sous la tente.
Lendemain, williwoos, williwoos, williwoos.
À force de je ne sais quoi, Inti me décide à appareiller. Raconter. Raconter ? Deux blagues.
Inti me crie “Attention rocher”. On crie toujours quand il y a du vent. Je manœuvre et l’évite. Mais une vague en décide autrement et me pose dessus. Inti vire au blanc, livide. L’instant suivant, une autre vague m’enlève de mon perchoir et me dépose à nouveau en mer. Inti vire au rouge, hilare.
Inti pagaie. Une vague vient de la droite, une de la gauche, les deux le soulèvent au même moment. De même puissance elles s’annulent et la vague retombe d’un coup. Inti se retrouve en l’air. Il “translate”.
Encore quelque chose à conter ? Allons-y alors pour notre plus beau passage ubuesque.
Nous arrivons enfin en vue de Tortel. Une dernière traversée de canal et nous voici sur une plage où souffle un simoun local. Croyant être arrivés nous nous congratulons en posant pour la photo brandissant fièrement notre anémomètre.
Laissant là nos kayaks tant le vent nous empêche de les déplacer, nous partons à pied, sacs aux dos, pour le village. Nous nous étions échoués dans le delta du Baker, un fleuve colossal se jetant dans les canaux en d’innombrables ramifications dont il semble que nous n’en eussions pas pris toute l’ampleur. Nous franchissons un bras, puis deux, puis cherchons un passage pour le suivant… À la nuit nous ne sommes plus qu’à une cinquantaine de mètres de la première maison mais impossible de franchir le dernier bras. Alors nous bivouaquons là, heureusement dans nos sacs de couchage mais sans tente restée dans les kayaks et toujours en plein vent.
Lendemain, calme parfait mais marée haute. Idem, impossible de rejoindre le village. Nous décidons de revenir aux kayaks et d’y aller à coups de pagaies puisqu’il n’y a plus de vent. Mais de nuit, nous en avons perdu leur direction.
Alors nous marchons dans cette sorte de marécage gigantesque à leur recherche. Et nous traversons un bras, puis deux. Puis prenant la dimension de toutes ces rivières qui ont grandi pendant la nuit, nous nous enfonçons dans l’eau jusqu’aux hanches.
Et puis enfin, les kayaks sont là, derrière ces arbres, nous en sommes sûrs, tout aussi sûrs que ce dernier bras à traverser est encore plus profond que les précédents.
Pieds nus dans nos bottes en plastique, en caleçon, t-shirts enroulés sous les aisselles, nous avançons fièrement, tête haute, de l’eau à la poitrine, gelés.
Si quelqu’un nous eût surpris, nous étions alors des hérauts de récits, les nouveaux Don Quichotte de palindromes flottants.
Une nuit, une de ces dernières où la pluie nous avait enfin laissé seuls, je contemple le ciel étoilé. Beaucoup d’étoiles filantes et par automatisme je me cherche un vœu. Puis m’arrête, de vœux à lancer je n’en ai aucun. Je me rends compte que tout cela n’est que croyances pour athées désespérés ou substituts pour religieux insatisfaits. Les souhaits ne sont qu’à réaliser, tout mettre en œuvre pour les satisfaire si c’est vraiment cela que l’on veut. Je suis allongé sur une pierre plate et sèche dans les canaux de Patagonie.
Ce texte fait suite à Neige, soleil et glace et se poursuit par Le jugement.