Le Ragout et l’assassin
Lundi 13 avril 2009
L’autoroute file le long des terrains d’entraînement de la sélection nationale de football. L’avion vient de se poser, direction la capitale. L’écriture de Patricio Manns me vient à l’esprit. Pourquoi ? Son chef-d’œuvre, Cavalier seul, se déroule en Patagonie autour d’un des personnages les plus immondes, les plus répugnants, les plus violents de la colonisation du territoire de Terre de Feu : Julio Popper.
Dans la nuit, à travers la vitre du taxi qui nous emmène, je cherche quelle peut être la source du génie littéraire. Celle d’où jaillit la si habile juxtaposition du réalisme et de l’imaginaire.
C’est la nuit, comme à présent, Popper marche le long du rivage, attendant que la mer lui rende le corps de son frère, dont il a lui-même commandité l’assassinat. Trop faible pour s’opposer à ce que sa femme le trompe avec l’un de ses subalternes, il ne pouvait rester en vie. La Patagonie ne s’accommode pas des faibles.
Popper, dans la posture des cent pas, attend le résultat de son crime. Il sort son revolver, tire au ciel et une étoile tombe dans l’océan. Les crabes ont mangé le corps, il ne reste plus qu’à rassembler les conserves qui le contiennent. Sa mère, roumaine restée au pays, les mangera sans en comprendre la signification.
Pourquoi je songe à cela ? Buenos Aires ne semble pas avoir changé depuis que je suis venu, il y a trois ans.
Durant les 48 heures précédant le départ, j’ai dû porter l’émotion, fermer la maison, embrasser mon quotidien, enlacer ceux que j’ai fait miens. Peut-être est-ce cela que je vois ce soir dans le décor de la capitale argentine : le prix à payer pour vivre cette aventure. Démolir son quotidien, lentement construit, lentement apparu, pour aller de l’avant, un peu plus loin.
Dans le bar El Hipopotamo, ou celui qui lui fait face, le Britanico, nous avions rendez-vous avec le romantisme politique de tout territoire de langue castillane. Le Ragout, ici, l’incarne.
Tel est le nom de cet homme de 80 ans. Il a l’expression des 20 ans, se tient avec la fierté des adolescents, l’accent des faubourgs, le regard heureux et, il le dit, sa vie derrière lui. Sa vie ? L’anarchisme : "donner quand on le peut, et si on ne le peut pas, alors donner encore plus, sans jamais attendre de retour, ainsi, être heureux". Devant sa tasse de café, à voix mesurée, laissant le vacarme des camions de passage s’estomper, il parle de sentiments, d’humanité, jamais de doctrine.
"Viens à ma voiture, j’ai des livres que nous venons d’imprimer à t’offrir."
J’aimerais lui donner quelque chose. Comment traduire cette expression que j’aime tant. Cette image qui dit, je crois, une épique manière de vivre : "lâcher la proie pour l’ombre". Pour qu’il y ait proie, il a fallu être chasseur et l’ombre est de cette couleur, noire, que vit le Ragout. Je lui donne cette image et lui vole le romantisme.
Un écrivain si humain, dans le rêve et dans la réalité, un vieux dans un bar, en résonance avec ce que je crois. Environnement propre à éteindre mes doutes, m’ouvrir, me permettre l’écoute de mes sentiments.
"Nous ne sommes pas capitaines", comme se nomme mon bateau, capitaines de nos passions.
Le voyage s’annonce bien.