Le jugement
Une position d’Alexandre
Je suis sur le pont du Victoria II de nuit en pleine bataille. Ale, le capitaine, est planqué derrière la vitre du poste de pilotage, un projecteur à la main. Il m’éblouit puis coupe, dans le noir je vois mille étoiles scintiller, puis rallume. Les yeux mi-clos je confectionne des boules de neige et, en les lançant habilement, espère progressivement aveugler la fenê – « Alexandre, pour toi, ils ont un certain Marc Gibaud en ligne, il paraît que tu le connais ».
Inti est à la proue du bateau en contact satellite avec Christophe Mager de l’émission « Allô la Planète » pour laquelle il doit intervenir dans les minutes qui viennent. Il me tend l’Iridium.
J’avais rencontré Marc Gibaud il y a bien longtemps. Il préparait un long périple en moto, partant d’Ushuaïa et voulant traverser les deux continents américains. Recommandé par un ami, je l’avais aidé à préparer sa partie patagonne. Je l’entends raconter, d’une voix qui me semble lointaine, en direct sur France Inter, ses découvertes du moment.
Il semble être actuellement au milieu d’un champ d’OGM aux Etats-Unis et je comprends progressivement qu’il en fait l’apologie. Je me souviens d’un de ses propos : « Ici ils ne se posent pas de questions ils y vont » (1). Comme quoi, faire sans se poser de questions semble plaire à certains. Enchaînant, il regrette qu’en France on entende que « toujours les mêmes excités » et jamais « l’autre côté » (1). Je reste silencieux. Entre les propos imbéciles que j’entends et la bataille de boules de neige l’écart est un peu grand. En quelques phrases, ce Marc G. fait preuve d’une méconnaissance totale du sujet qu’il a pourtant choisi de traiter (2) et décrédibilise sa propre faculté de raisonnement. Il porte un jugement sur le vif que je qualifierais sympathiquement de candide, ou certainement et plus justement de stupide. Parce qu’il a vu, parce qu’il a rencontré et donc eu des sentiments, il croit savoir, banale et exécrable naïveté.
Quelque peu abasourdi je rends le téléphone à Inti pour son émission et me lance dans une réflexion intérieure sur, communication dans le moment et jugement. Mais rapidement, je bute sur un point : le capitaine rejoint par le mécano se sont mis à me faire d’ignobles grimaces en s’éclairant du projecteur. Je bourre mes poches de neige et sifflotant pars les rejoindre à l’intérieur.
À notre arrivée à Puerto Eden, nous sommes accueillis dans la seule pension qui semble exister dans le village, un excellent repas, une grande pièce commune faisant office de point de rencontre pour l’ensemble des habitants et des chambres non chauffées, litanie patagonne. Notre hôte est une dame d’age mûr qui a pour particularité de vous souhaiter la bienvenue par une phrase espiègle, nouvelle à chaque arrivant, quelque peu déstabilisante. En effet, celle-ci est systématiquement précédée dune expression bovine de l’effet le plus affligeant qui soit pour notre logeuse, signe d’une intense réflexion dont le fruit sera cette boutade accueillante. Heureusement, le rire et la face enjouée qui suivront la sentence nous feront immédiatement comprendre ce qui est ici une tradition hospitalière.
Après une bonne nuit de sommeil, douchés et rassasiés, nous faisons connaissance. Elle vit à Puerto Eden avec son mari depuis plus de vingt ans et ils comptent bientôt repartir pour le nord, là où il fait chaud et où il pleut moins pour finir tranquillement leurs jours. Leurs enfants ont quitté le village pour aller faire leurs études à Puerto Montt et ne sont jamais revenus s’installer, attirés par la vie citadine. Ils connaissent tout le monde ici et s’entendent bien avec tous. Son mari, que chacun appelle de son grade « Sub Official Major », s’est mis à la retraite de l’armée en arrivant à Eden et en est devenu le maire, poste qu’il a quitté il y a quelques années. Ses fonctions lui ont permis de bien connaître le lieu et c’est avec plaisir qu’il nous raconte la vie des canaux et de son village. Nous passons de longues heures à l’écouter, seulement entrecoupées par l’arrivée d’un pêcheur de coquillages ami, qui vient alimenter les récits et avec l’aide de qui nous redécouvrons les cartes jusqu’au nord du Golfe des Peines.
Un jour, la discussion aborde le politique et c’est agréablement que nous découvrons les positions résolument de gauche de ce couple hospitalier. Loin d’être reclus dans leur île, qu’il faut reconnaître coupée du monde, ils s’inscrivent dans des réflexions sociales qui font plaisir à entendre.
Un point toutefois noircit ces jours de repos : le prix. Il dépasse largement notre budget et à Puerto Eden pas de banque ni de débit de billets. Lors de l’une de nos pérégrinations sur l’unique passerelle du village nous rencontrons les tenanciers d’un des magasins d’Eden. Ils ont des chambres qu’ils réservent à leurs nombreuses familles pour les vacances d’été et qui sont donc actuellement libres. Leur prix est deux fois moindre, l’eau de la douche vraiment chaude, la nourriture du même acabit et l’accueil tout aussi chaleureux. C’est donc en nous excusant platement de nos premiers hôtes que nous changeons de maison.
La découverte reprend. Ils sont dans le commerce depuis de très nombreuses années et sont parmi les premiers habitants du village. Ils étaient là avant même sa création officielle en 1969 et à ce titre en connaissent toute l’histoire.
Les discussions vont bon train entrecoupées par les clients qui viennent acheter quelques produits au magasin et les coups de fil hebdomadaires des enfants vivant à Puerto Montt. La fille travaille dans l’administration et n’a que peu de contacts avec ses parents, les trois fils par contre, tous dans le commerce, rendent compte très exactement à leur mère du fruit de leurs activités professionnelles. Malgré son âge canonique, c’est situant de permanence et de tête, l’état des stocks de toute la famille et alerte au moindre risque d’épuisement d’une denrée. Sourde comme un pot lorsqu’il s’agit de tout autre discussion, à demi aveugle se plaignant sans cesse de l’absence de lumière et me parlant des heures durant sans que je ne comprenne un mot de son monologue inintelligible, elle a pour activité, outre ses rendez-vous téléphoniques, le câlinage de ses chats, qu’elle appelle mes amours, et leur traque, torchon à la main, quelques minutes plus tard, pour les faire fuir de sa cuisine.
Un jour de conversation, elle m’apprend fièrement qu’ils sont pinochettistes et qu’elle regrette le temps du « gouvernement militaire » (3). La nouvelle me glace et je me demande quelle attitude adopter. Nos finances ne nous permettent pas de retourner à la première pension et la date de notre départ est de toute façon proche. Coincé, je m’évertue alors à attaquer le couple dans ce qu’il semble avoir de plus précieux : le commerce. Je m’efforce mesquinement de manger plus que le prix journalier de la pension, ce que je réussis sans trop d’effort, et mes rapports avec ce couple de petits vieux, qu’il faut bien avouer d’une extrême gentillesse à notre égard, se réduit progressivement à néant, bien que rien dans leur attitude et leurs dires ne viennent corroborer l’envolée politique de la mamie.
Et qu’importe. Au moment du départ, le mari nous offre une bouteille d’excellent pisco et la dame nous cuisine des sandwichs « pour avoir quelque chose de frais au moins les premiers jours ». Nous passons chaleureusement saluer nos premiers logeurs et prenons la mer.
En donnant les premiers coups de pagaie, je tiens entre mes jambes le sac encore chaud de victuailles offertes et me mets à penser que, si le « Sub Official Major » est actuellement militaire à la retraite, cela signifiait que sous l’ère Pinochet…
(1) Cité de mémoire, veuillez m’excuser des possibles approximations.
(2) À ce sujet, n’hésitez pas à visionner « We feed the world » et le passage sur la relation économie/culture des OGM en Roumanie.
(3) Documentaire à ne trop que recommander : « La Bataille du Chili » de Patricio Guzman.
Ce texte fait suite à Il pleut sans interruption et se poursuit par Faits comme des rats.