Punta Arenas
Bien arriver quelque part n’est pas chose aisée. A Punta Arenas j’aurais du arriver en bateau, ou peut-être à cheval. Mais certainement pas dans une sorte de grande boite de conserve transparente montée sur roues. Un aquarium roulant. Si j’ai bien rencontré le beau Détroit de Magellan, l’arrivée en ville était ratée ; alors le soir, il a fallu tenter de se consoler. Sans grande difficulté, nous avons trouvé un bar bien sombre et douteux, près des entrepôts du vieux port de marchandises. Il faisait nuit, mais on sentait le Détroit tout proche. Corriger ma piteuse et cahotante arrivée... je commandais une pinte de Cerveza Austral. L’oeil mauvais, ce n’est qu’après plusieurs gorgées que je prêtais attention au grand écran plat pendu au mur. La télévision passait un concert de rock russe. Un chanteur à tête d’ange marmonnait des paroles à la fois brutales et mélancoliques d’une voix éraillée. Je n’aime pas la Vodka, je ne suis ni chanteur, ni russe, et n’étais pas de bonne humeur : je repris un pinte. Au bar des hommes parlaient fort et buvaient de même. Des russes. Marins sur un chalutier faisant escale à Punta Arenas. Ils sont attentionnés, les gens de ce finisterre. Je me demande ce qu’ils nous auraient mis comme concert si nous étions arrivés avant les russes. La ville me pardonnait mon arrivée.
En 1843 le navire Ancud appareilla de l’île de Chiloe, cap au sud. La France et l’Argentine avaient des vues sur les eaux et les terres de l’extrême sud du continent américain, le Chili voulait affirmer sa souveraineté. Le commandant John Williams, un anglais au service des chiliens, fonda la ville de Punta Arenas. A vrai dire, il commença par établir un campement soixante kilomètres au sud, Fort Bulnes, mais la Punta Arenosa (Sandy Point) s’avéra plus propice : on déplaça la ville en gestation. Dès sa fondation, Punta Arenas hésitait.
Nous étions toujours dans le bar russe, Alexandre en était à son deuxième Coca, il était temps de faire route vers notre hostal. Nous sommes échoués en la demeure d’Eduardo, un exubérant et très serviable puntarenense.
Le lendemain – il convient de préciser que nous avons du temps, nos kayaks sont encore à Valparaiso – nous visitons le centre de la ville.
Les habitations en tôle côtoient les palaces néoclassiques et art nouveau des Menendez-Braun et autres fortunes de la Patagonie. Quelques immeubles modernes, comme le bâtiment de la Marine et le casino semblent vouloir donner à l’endroit des allures de Las Vegas du bout du Monde. Mais en général les bâtiments n’ont guère plus de deux étages. La ville me donne l’impression d’être une « town » d’une sorte de Far West venteux et humide. Il ne fait pas très froid, rarement moins de dix degrés en ce mois d’avril ; les dépressions (avec les pluies associées) défilent plus vite que le baromètre ne les annonce. On sent que les hommes ont hésité à s’installer ici.
Occupés à résoudre le puzzle logistique de notre expédition, nous parcourons les rues de la ville d’est en ouest et du nord au sud. Elle descend toute entière vers la mer, qui est déjà le Pacifique. Avant le percement du canal de Panama, en 1914, Punta Arenas était l’escale obligée pour les navires empruntant le Détroit de Magellan pour joindre Atlantique et Pacifique. Ce fut son heure de gloire, un début de prospérité que disent quelques photos sépia et des bâtiments fatigués. Tandis que déclinait la ville portuaire, émergeait la Punta Arenas de l’élevage, capitale des estancias du grand sud. Punta Arenas la précaire est décidemment une ville qui hésite.
Nous sommes sur la grève, devant de vieux bâtiments décrépits et abandonnés pour aller construire du neuf plus loin. A quelques encablures sont mouillés trois navires striés de persistantes coulées de rouille.
« Non ce n’est pas lui. J’attends un chalutier pour en surveiller le déchargement ». Le bateau n’est pas arrivé, l’homme retourne chez lui. Il reviendra plus tard sur la grève voir si son travail arrive. Depuis quelques années la pêche et quelques autres activités comme le tourisme et les hydrocarbures redynamisent le développement de la ville. Conséquence de cet essor de la Patagonie, mais aussi de la persistance de son isolement, un ténu mouvement régionaliste se fait jour. Etonnamment, l’on voit ici plus de drapeaux de la région de « Magallanes y de la Antártica Chilena » - un fond bleu et jaune et les étoiles de la croix du sud – que de drapeaux chiliens.
En face on distingue, de l’autre coté du Détroit, la silhouette de la Terre de Feu, et à droite, c’est à dire au sud, l’île Dawson. C’est au cours de ce deuxième soir, en allumant notre VHF que, pour moi, la ville se décide. Sur le canal 16, puis sur les autres canaux, la capitainerie et les navires conversent, s’échangent des coordonnées, se donnent des informations sur la profondeur des fonds, s’annoncent l’arrivée d’un pilote ou citent les dizaines de bateaux qui croisent dans les parages. En ville les marins civils ne se remarquent pas mais il y a bien quelques tripots qui, je pense, doivent flirter avec le bordel. Bon, quand une lanterne rouge en orne la façade, le flirt est manifestement dépassé.
Les gens sont, en général, très serviables et effacés. Habitué à une certaine exubérance latine, je me demande à la sortie d’un restaurant si, excepté vingt centimètres en taille et les cheveux blonds, tous ces gens ne sont pas des norvégiens des antipodes. Ou les norvégiens des chiliens du nord. Il faut dire qu’Alexandre boit peu et que le verre de vin étant proportionnellement très cher, j’ai du finir la bouteille. La préparation d’une expédition connaît de dures servitudes.
Il en est d’autrement plus poignantes. Dans notre pension résident une majorité de chiliens qui travaillent soit au casino, soit aux usines de conditionnement d’oursins et de poissons. Joviaux et charmants compagnons d’auberge, ce sont aussi des journaliers exploités des temps modernes. Le matin il n’est pas rare de les voir revenir à la pension, parce que ce jour là il n’y avait pas de travail. L’entreprise a été les chercher dans leur village, bien plus au nord du Chili, et tous les matins elle vient les cueillir au centre-ville en bus. En revenant, l’un d’entre eux répond à mes interrogations par un simple hochement de tête accompagné d’un « Si, explotados ». En les côtoyant, je me demande si je ne ferais pas mieux d’aller embaucher avec eux et essayer de faire bouffer aux tôliers leurs oursins, piquants compris, au lieu d’aller pagayer dans les canaux. Voila que je me prends à hésiter moi aussi.
Norvégiens ou patagons, les chiens ont aussi leur culture, peut-être pour ça qu’on les aime bien. Les rues de Punta Arenas sont parcourues de dizaines de canidés qui ont tout des chiens errants mais semblent pourtant bien entretenus. Au centre, près de la place Muñoz Gamero, un quintet d’entre eux passe son temps à tenter de mordre les pneus des voitures qui passent. Toute la journée.
Je suis en attente, Punta Arenas restera pour moi une ville d’escale, de passage et d’hésitation. Heureusement qu’il y a les conversations avec les voyageurs de passage, comme ce jeune licencié en philosophie chilien, venu en stop de Puerto Natales avec sa compagne pour faire des courses à la zone franche de la région. Un gaillard dialectique d’un mètre quatre-vingt, gueule d’indien. Ici, les philosophes portent un couteau grand comme la main accroché à la ceinture.
Eduardo, notre hôte, me surprend en rédigeant ces quelques mots. « ¿ Que estas escribiendo ? » : Je lui explique ma vision de Punta Arenas, une ville qui hésite, etc. « Qu’est-ce que tu peux raconter comme huevadas (conneries). Viens donc plutôt prendre un ron ». Bien assez pour ce soir, allons au rhum, en attendant nos kayaks.