Pour deux yeux
une participation au concours d’Inti Salas Rossenbach - Tortel, juillet 2009
Un soir est entré un vieil homme que je n’avais encore jamais vu. Il se tenait très droit et manipulait sa tasse de café comme s’il craignait de la salir. Il parlait peu, mais je compris qu’il n’était à Eden que de passage. Je compris aussi qu’il ne laissait pas notre logeuse indifférente, et que ce n’était pas la première fois qu’ils se voyaient.
J’étudiai une carte marine dépliée en grand sur la table.
« Sacré pays » me dit-il soudainement en désignant la carte du menton.
Que faire sinon acquiescer. Je lui expliquai brièvement notre voyage, il posait des questions courtes, pointues comme des aiguilles. Il me tendit aussi la main en se présentant. Sepulveda était son nom. Ce n’était pas l’écrivain, mais comme ce dernier son prénom était Luis. Nos échanges étaient parsemés de silences, comme si nous bavardions en pensant.
La logeuse se leva et disparut dans la cuisine.
Le vieux la suivit du regard puis posa son index sur la carte en me disant simplement : « Beaucoup d’or ».
« De quoi ? » répliquai-je bêtement, j’avais bien entendu.
« D’or. »
« Il y a des années j’étais mécanicien sur un petit avion qui faisait la liaison Puerto Montt à… mais le meilleur ce sont les oursins frais, tout juste sortis de l’eau. »
Je levai les yeux de la carte et le fixai, étonné de son brusque changement de sujet. Je le vis adresser une esquisse de sourire par-dessus mon épaule. La logeuse revenait.
La suite de son récit se déroula de même, intense lorsque la dame sortait de la pièce pour surveiller la cuisson du repas du soir de ses clients, entrecoupé de badinages sur la Patagonie dès qu’elle revenait.
J’appris donc qu’il avait volé sur une ligne qui joignait Puerto Montt à une mine en Terre de Feu. Une mine d’or. Les vols allers, ils les faisaient en emportant les salaires des mineurs, et les vols retours, l’avion était chargé d’or. Ils tournaient à deux équipages, pilote et mécanicien, sur un unique petit avion de type Cesna.
Un jour, l’avion n’était pas rentré. Le vieux avait attendu des heures avec son pilote sur la piste, un certain Delmas, mais ils avaient rapidement deviné que cet avion n’atterrirait jamais plus.
« Je sais où il est tombé. »
Il tapota un lac sur la carte. Entre les sommets des montagnes de la Patagonie occidentale se cachent des milliers de lacs, seulement visibles du ciel. D’en bas, on ne peut qu’imaginer leur existence en voyant les innombrables chutes d’eau qui jaillissent parfois presque directement des cimes.
« Là », insista-t-il.
C’était sur la route de notre expédition, sur l’île Wellington.
Il répondit à ma question sans me laisser le temps de la poser :
« Je sais que c’est là parce que nous étions obligés de passer par là à chaque vol – question d’autonomie en carburant – et les vents qui se développent là nous faisaient craindre le pire presque à chaque fois. Nous savions qu’un jour arriverait un accident. Là. »
Je le regardai fixement.
« Mais… vous y êtes allés ? » lui demandai-je.
« Non. »
Alors il m’expliqua qu’à l’endroit où était tombé l’avion et sa cargaison d’or, les débris de la carlingue avaient formé comme un barrage artificiel. Si on y allait pour dégager l’épave, ou récupérer la cargaison, le lac tout entier se viderait dans cette vallée, « là » fit-il en me montrant cette vallée en sursis sur la carte.
« Et de là, toute cette eau poursuivrait sa route, un sacré raz-de-marée, jusque là… »
L’endroit qu’il me montrait maintenant était assez proche de Puerto Eden.
La dame était revenue, le vieux me parla brusquement de la salinité de l’eau de la Mer Morte.
« Vous êtes bien bavard ce soir » lui dit-elle doucement.
Il ne répondit rien et attendit que le téléphone sonne et que la dame aille répondre pour me demander :
« Et là, vous savez ce qu’il y a ? »
Il montrait toujours cet endroit près de Puerto Eden, je ne voyais pas du tout où il voulait en venir.
« La turbine hydroélectrique qui alimente ce village en courant. »
Il marqua une pause, et dans un souffle poursuivit :
« Et si toute cette eau du lac, cette eau bloquée par l’avion arrive là, la turbine va se mettre à tourner très vite. Très très vite. Si vite que la tension électrique va soudainement croître, énormément croître. C’est beaucoup d’eau. J’ai été mécanicien d’aviation pendant plus de trente ans, je connais ces choses. Si ça arrive, ces ampoules - il regarda le plafond où pendait un lustre - ces ampoules vont se mettre à briller si fort que tous les habitants pourraient en devenir aveugles, éblouis à vie. Dont elle… et ces yeux… » et il désigna la porte par où était sortie la logeuse.
« Tu comprends, c’est pour ça qu’il ne faut pas chercher cet or ».
Je ne disais rien et le regardai sans bouger.
« Tu comprends ? » répéta-t-il.
Soudain, comme si la turbine s’était emballée dans mon cerveau, je compris.
« Il est très bien ! » lui dis-je, en souriant et en m’affaissant un peu sur ma chaise.
Il parut satisfait. Son café était fini, ou froid. Il se leva lorsque la dame reparut, pris congé de façon très élégante et sortit. Peu après je le suivis. Il avait cessé de pleuvoir et il était tôt pour aller me coucher. Je marchai un peu sur la passerelle qui fait office d’unique rue au village et m’arrêtai face à une affichette collée sur un petit panneau en bois.
« Il est très bien, vous gagnerez ! », je repensais à ce que je lui avais dit en relisant l’affichette que j’avais remarquée quelques jours auparavant :
« Grand concours de mensonges – Condition pour participer : ne pas confondre mensonge et duperie » suivait une date, celle du lendemain.