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Juan Tabilo Fuentes, à bâtons rompus

Premier-Mai 2009. Nous sommes à Punta Arenas attendant nos kayaks. Nous en profitons pour participer à la fête des travailleurs. Nous nous retrouvons dans un gymnase où se sont réunis, de manière unitaire, les différents syndicats et confédérations syndicales présents en ville.
D’un côté une scène où se succèdent les représentants syndicaux et quelques politiciens. De l’autre, au fond, un ensemble hétérogène de partis, groupes, associations, syndicats, plus bruyant et rieur que le reste de l’assemblée, assis sous de grandes banderoles « Allende en vie », « Unis nous pouvons plus », « Nous sommes nés pour gagner, pas pour perdre »…
Entre deux discours, nous applaudissons un intermède musical typique, passionnant pour nos yeux étrangers. On a beau être militants, on n’en reste pas moins touristes.
C’est lors de son mini-concert que nous repérons Juan Tabilo Fuentes. Après son très beau tour de chant, soutenu par un charisme certain, nous alpaguons le bonhomme et discutons.



Son histoire

J’ai 52 ans. Aujourd’hui, je me sens à la marge des partis politiques actuels. Jusqu’en 1989, j’ai été membre du parti communiste. Je suis toujours communiste, mais à présent, le communisme ce n’est plus le parti. Enfin si, peut-être encore un peu, mais il est plus à sa marge.

Pinochet et maintenant

Sous Pinochet, j’étais un opposant direct, je suis allé plusieurs fois en prison. En 1984, c’est ici, à Punta Arenas, qu’il y eut la première manifestation du pays contre Pinochet. Mais tout le monde s’en foutait. Punta Arenas est trop perdue, trop loin au Sud du reste du pays. On s’est égosillé, on a fait cette manifestation et il ne s’est rien passé.

Les partis sous Pinochet ont continué clandestinement, mais nous avons appris la peur et par conséquent à vivre caché. Maintenant beaucoup d’entre nous continue par habitude.

Ça use de voir que depuis la fin de cette dictature, l’essentiel des lois et des idées n’a pas changé. Les lois qui régissent le travail, par exemple, ont été écrites sous Pinochet et n’ont pas changé depuis. C’est inconcevable.

À la fin de la dictature, deux mouvements se sont exprimés, l’un avec une aspiration forte de revenir sur cette période noire et l’autre plus douce. C’est celle-là qui l’a emportée malheureusement.
Résultat, l’accès à l’éducation est payant, de la crèche à l’université, pareil pour la santé et je pourrais multiplier les exemples. En fait, pour être exact, il existe des systèmes gratuits de santé ou d’éducation. Mais ils sont tellement mauvais que tout le monde paye, s’il le peut, pour aller dans le privé. Les écoles, par exemple, dépendent des municipalités et n’ont pas d’argent. Résultat, les conditions d’enseignement y sont lamentables.

On vit dans une fausse démocratie où beaucoup de choses sont cachées.

Allende

À la télé, dernièrement, il y avait une soirée pour élire l’homme historique du Chili le plus important. C’était une grande enquête et ça a été très suivi. Le résultat a surpris tout le monde. C’est Allende qui a été nommé. Personne ne s’y attendait.

Premier-Mai à Punta Arenas

Lors d’un précédent Premier-Mai, j’étais invité, comme aujourd’hui, à venir chanter sur la scène du gymnase où se réunissent les travailleurs et les militants de la ville. Vous avez vu, c’est assez conventionnel, les politiciens sont là, le maire, les discours sont parfois intéressants, revendicatifs, mais ça reste très officiel.
Une fois monté sur scène, j’ai demandé aux politiciens, qui étaient tous assis au premier rang, pourquoi ils s’étaient installés devant. Ils avaient oublié qu’ils ont été élus pour représenter le peuple, pas pour le diriger. J’ai réclamé qu’ils se mêlent aux autres participants, qu’ils s’égaillent dans les rangs. J’ai balancé qu’au moins comme ça, on aurait l’impression qu’ils travaillaient.
En descendant de la scène, l’ancien maire m’a dit « Ah, tu ne changeras jamais ». Je lui ai répondu « Le jour où je m’agenouillerais devant toi pour te baiser les pieds, c’est que le jour de ma mort sera venu. »
Ensuite, pendant plusieurs années, je n’ai plus été invité à cette commémoration du Premier-Mai. Aujourd’hui c’est la première fois qu’ils me réinvitent.

L’émancipation

Dans la région, les différences sociales sont énormes. Plus qu’ailleurs dans le pays. Il n’y a pas de perspective, on tourne en rond. Actuellement, j’ai l’impression qu’on vit en se construisant des murs devant nos rêves. Bien les cacher, bien les masquer, ne surtout pas les exprimer.
Je pense que le problème c’est l’émancipation. Regarde les noirs, pendant des années, des dizaines et des centaines d’années, ils ne se sont pas révoltés, ou de manière très minoritaire, contre l’esclavage. Ils n’avaient pas imaginé qu’ils n’avaient pas à être esclaves. Ils n’osaient même pas le rêver.
Pour les jeunes, aujourd’hui, c’est pareil. Ils ne savent pas qu’ils n’ont pas à êtres saisonniers, qu’ils n’ont pas à travailler dans les usines de conditionnement de l’oursin, dans le froid, en se cassant le dos. Et encore, ici, dans les pêcheries, ce n’est rien comparé à ce qu’il se passe plus au nord, dans les champs de fruits. Mais dans un cas comme dans l’autre, il faut se rendre compte que ce n’est pas une fatalité.

La place de la culture

À Punta Arenas, il y a une vie culturelle très forte. Je fais partie d’une organisation culturelle, Aike Troua, c’est un terme Selk’nam. Ici, tout se passe lors de rassemblements, en direct, en live. Musicalement par exemple, rien n’est enregistré. Pour moi, c’est un choix, la musique est là pour créer un contact, un lien.

L’association culturelle part du constat de cette incapacité à imaginer. On veut faire revivre le rêve, l’utopie. C’est la seule manière, selon moi, de s’émanciper, d’aller de l’avant.

La situation sociale

Ici, à Punta Arenas, il y a plus de travail que dans le reste du pays, mais la vie est beaucoup plus chère. Par exemple, à Santiago, le kilo de tomates coûte 150 pesos, ici, c’est 200 pesos.
À Punta Arenas, il y a peu de chômage. C’est souvent mis en avant par ceux qui nous gouvernent, mais ils oublient de dire qu’il n’y a que 1% de la population du Chili qui vit ici. Et surtout, on est loin de tout, un peu oublié, alors ceux qui viennent, c’est qu’ils ont un boulot, même si c’est dur, même si ce n’est que saisonnier. Les chômeurs repartent souvent dans le Nord où la vie est moins rude.
Par contre il y a peut-être peu de chômage, mais beaucoup de pauvreté.

Vous pouvez retrouver d’autres photos de ce Premier-Mai ici.
Il n’existe pas, à ce jour, d’enregistrement des chansons de Juan Tabilo Fuentes et c’est bien dommage malgré ce qu’il en dit. On va essayer que ça change.

Propos transcrits par Alexandre.