français   deutsch   english
Accueil du site > Carnets > Les nomades de la pêche

Les nomades de la pêche

Une note d’Alexandre

Elias a 41 ans, il est le propriétaire du Chanverley, un bateau de pêche au moteur hors-bord de 11 mètres de long. Après 10 jours de repos passés en famille à Punta Arenas, il retourne pour deux mois à sa faëna où l’attendent son bateau et son associé Carlos dit Carlito, 32 ans. Une faëna est un regroupement de 10 à 15 bateaux de pêche qui se sont engagés à vendre le fruit de leur travail à une même entreprise. En contrepartie, celle-ci met en place un système de collecte de la pêche, via des navires transporteurs, les acarreos, sur des sites éloignés de Puerto Natales. Cela permet aux pêcheurs de travailler dans des canaux qu’ils ne pourraient atteindre seuls à bord de leur embarcation. La faëna dont fait partie Elias est constituée de 13 bateaux et est actuellement située à plus de 200 milles de Natales. En ce mois de juin nous sommes au cœur de la saison de pêche des oursins, d’avril à août. Elle sera suivie par la saison de la centolla, énorme araignée de mer, qui se clôturera en novembre. Jusqu’à présent la saison n’a pas été fameuse. L’oursin est là mais les tempêtes aussi. Trop nombreuses. Durant ses dix jours de congé, Elias ne manqua au bout du compte qu’une seule journée de travail tant les conditions furent mauvaises. Le Victoria II, qui le ramène, pourtant le plus gros des trois acarreos de l’entreprise, peine à rejoindre la faëna. Chaque soir ils jettent l’ancre pour ne pas se risquer de nuit dans une mer particulièrement agitée et reste même une journée durant au mouillage pour laisser passer une tempête enregistrant des vents de 50 à 60 nœuds.

Au bout de quatre jours, il arrive enfin sur le lieu abrité de la faëna, à l’entrée Sud du Canal Concepcion. Journée relativement calme, journée de travail donc, seul le Chanverley attend au mouillage son propriétaire. A partir de 15h et trois heures durant, les bateaux de pêche vont progressivement rentrer comme chaque soir et s’attacher à couple sur les flancs de l’acarreo, formant ainsi une petite ville flottante au cœur des canaux patagons. La journée fut pauvre. L’oursin devient rare dans le secteur, certains bateaux sont même rentrés à vide. Il est temps de changer de port d’attache et de rayonner dans d’autres canaux.

Le lendemain matin, les pêcheurs organisent une réunion pour définir le lieu où ils veulent déplacer la faëna. Ce sera plus au Nord-Ouest, au cœur du Canal Concepcion, toujours un peu plus proche du Pacifique. En quelques minutes chaque bateau s’amarre au Victoria II et se laisse remorquer dans une mer formée. Pendant cinq heures, jusqu’au lieu choisi formant une longue ribambelle d’embarcations, seul le moteur de l’acarreo va fonctionner. Le soir venu, avec la rapidité de l’expérience, le savoir-faire du quotidien, la ville se remet en place à l’abri d’une (inaudible).

Le lendemain matin, 09h30, le Chanberley part pour une journée de pêche, sa première depuis quinze jours.

L’oursin se cueille plus qu’il ne se pêche. Elias est plongeur et Carlos, son assistant. Aucune indication à la surface ne dévoile ou non la présence d’oursins. (inaudible) aléatoirement le long de la côte, Elias met sa combinaison de plongée, enfile ses palmes, ajuste son masque et le système d’arrivée d’air qui le relie à un tuyau d’une centaine de mètres au compresseur installé sur le bateau. Six heures, première plongée, jour de chance, il revient avec une grande quantité de ces boules noires et épineuses, cueillies entre deux et cinq mètres de profondeur. Il en saisit une, la casse et inspecte la couleur et la texture de la perle, sorte de langue de 10 cm de long, seule partie qui se consomme. Noir ou café, le prix de vente sera faible voire nul, flasque, la pêche sera tout juste rentable, mais, la chance étant là, la perle se révèle jaune vif et tonique, la meilleure qualité. La pêche peut donc commencer.

En surface, Carlos lui envoie une quinié, filet pouvant contenir entre 25 et 30 douzaines d’oursins. Le champ étant bien étendu, Elias va rester cinq heures durant en plongée, ne remontant à la surface que le temps que son assistant lui envoie une nouvelle quinié vide. Il récoltera chaque oursin l’un après l’autre à la main.

Pendant ce temps, Carlos manœuvre le bateau pour le maintenir le plus près possible de son plongeur quel que soit l’état de la mer. Il s’assure que le compresseur fonctionne sans accroc et lorsqu’il sent un fort à-coup, remonte la quinié chargée, la hisse sur le pont et décharge les oursins dans la cale. Ce jour-là, la Patagonie ne fit pas mentir l’un de ses vieux adages, il y eut du soleil, de la pluie, de la neige et de la grêle, des périodes de calme et de nombreux grains. Les oursins étaient là, la pêche devait continuer. 27 quiniés sont remontées et à 15 heures la journée de pêche s’achève. La cale est pleine et le pont couvert de ces 700 douzaines d’oursins. Tandis qu’Elias se change, Carlos fait route vers le port de la faëna. Les autres bateaux rentrent également et la journée semble avoir été bonne pour tout le monde.

Sur l’acarreo, le capitaine, le mécano et le matelot s’agitent. Ils chargent sans interruption la pêche du jour que chacun décharge de son bateau. Le Chanberley prend sa place sur les flancs du Victoria II, et en une heure, transvase ses oursins dans les cales de l’acarreo.

Seule une personne ne semble pas prendre part à la débauche physique qui secoue toute la faëna : le représentant patronal. Installé dans un coin, il vérifie silencieux le nombre d’oursins déchargés, leur taille et leur qualité. Enfin vers 16h30, Elias et Carlos vont amarrer le Chanberley à couple d’un autre bateau et s’offrent un déjeuner. La journée est finie. En deux jours de pêche, le Victoria II sera chargé de 10 000 douzaines d’oursins. Les cales pleines et le pont couvert, il reprend la mer, le moteur à plein régime et, quelle que soit la météo, il va en 24 ou 30 heures atteindre Puerto Natales. L’oursin doit rester le plus frais possible et ne pas être en contact avec l’eau douce qui le gâte, dans une région où il pleut sans arrêt, le challenge est de taille.

La cargaison chargée dans des camions atteindra ensuite dans 4 ou 5 heures de nuit les usines de conditionnement de Punta Arenas, les pescaderias. Ces pescaderias où l’oursin sera pris en charge au petit matin par les travailleurs saisonniers, immigrés de l’intérieur du pays pour la plupart. Ces travailleurs se nomment Patcheco, (inaudible), Viviana, Christian ou Sergio et ont trouvé pour quelques-uns domicile dans une pension de l’avenue Independancia. Une pension tenue par un certain Eduardo et une certaine Pamela.

En guise de conclusion : Une infime partie des oursins pêchés se retrouve sur le marché chilien, les prix étant beaucoup trop élevés pour la population. L’oursin est principalement exporté vers le Japon. Le pêcheur vend 330 pesos chiliens la douzaine d’oursins à l’entreprise gérant la faëna. Cette somme est partagée entre le plongeur et son assistant, et une partie est utilisée pour l’entretien du bateau. Le saisonnier travaillant dans une pescaderia reçoit 100 pesos chiliens pour chaque douzaine conditionnée. La douzaine d’oursins se vend 15 dollars US soit 7500 pesos chiliens sur le marché japonais.

Lundi 22 juin, 10h30 : fin de l’entracte. Le Tajemar V, troisième acarreo de la faëna, nous laisse en pleine mer, à 200 mètres de la côte, par une belle houle et juste avant l’arrivée d’un grain, pluie, neige et vent, à l’est de l’île Topar. Il est temps de reprendre notre cours solitaire, en route vers le Nord.

Ce texte fait suite à L’ogre Pacifique et se poursuit par Neige, soleil et glace.
Cet article est illustré par les carnets La vie des canaux - le travail et La vie des canaux - les gens, publiés en duo avec Inti.