Les nomades de la pêche
Une note d’Alexandre
Au bout de quatre jours, il arrive enfin sur le lieu abrité de la faëna, à l’entrée Sud du Canal Concepcion. Journée relativement calme, journée de travail donc, seul le Chanverley attend au mouillage son propriétaire. A partir de 15h et trois heures durant, les bateaux de pêche vont progressivement rentrer comme chaque soir et s’attacher à couple sur les flancs de l’acarreo, formant ainsi une petite ville flottante au cœur des canaux patagons. La journée fut pauvre. L’oursin devient rare dans le secteur, certains bateaux sont même rentrés à vide. Il est temps de changer de port d’attache et de rayonner dans d’autres canaux.
Le lendemain matin, les pêcheurs organisent une réunion pour définir le lieu où ils veulent déplacer la faëna. Ce sera plus au Nord-Ouest, au cœur du Canal Concepcion, toujours un peu plus proche du Pacifique. En quelques minutes chaque bateau s’amarre au Victoria II et se laisse remorquer dans une mer formée. Pendant cinq heures, jusqu’au lieu choisi formant une longue ribambelle d’embarcations, seul le moteur de l’acarreo va fonctionner. Le soir venu, avec la rapidité de l’expérience, le savoir-faire du quotidien, la ville se remet en place à l’abri d’une (inaudible).
Le lendemain matin, 09h30, le Chanberley part pour une journée de pêche, sa première depuis quinze jours.
L’oursin se cueille plus qu’il ne se pêche. Elias est plongeur et Carlos, son assistant. Aucune indication à la surface ne dévoile ou non la présence d’oursins. (inaudible) aléatoirement le long de la côte, Elias met sa combinaison de plongée, enfile ses palmes, ajuste son masque et le système d’arrivée d’air qui le relie à un tuyau d’une centaine de mètres au compresseur installé sur le bateau. Six heures, première plongée, jour de chance, il revient avec une grande quantité de ces boules noires et épineuses, cueillies entre deux et cinq mètres de profondeur. Il en saisit une, la casse et inspecte la couleur et la texture de la perle, sorte de langue de 10 cm de long, seule partie qui se consomme. Noir ou café, le prix de vente sera faible voire nul, flasque, la pêche sera tout juste rentable, mais, la chance étant là, la perle se révèle jaune vif et tonique, la meilleure qualité. La pêche peut donc commencer.
En surface, Carlos lui envoie une quinié, filet pouvant contenir entre 25 et 30 douzaines d’oursins. Le champ étant bien étendu, Elias va rester cinq heures durant en plongée, ne remontant à la surface que le temps que son assistant lui envoie une nouvelle quinié vide. Il récoltera chaque oursin l’un après l’autre à la main.
Pendant ce temps, Carlos manœuvre le bateau pour le maintenir le plus près possible de son plongeur quel que soit l’état de la mer. Il s’assure que le compresseur fonctionne sans accroc et lorsqu’il sent un fort à-coup, remonte la quinié chargée, la hisse sur le pont et décharge les oursins dans la cale. Ce jour-là, la Patagonie ne fit pas mentir l’un de ses vieux adages, il y eut du soleil, de la pluie, de la neige et de la grêle, des périodes de calme et de nombreux grains. Les oursins étaient là, la pêche devait continuer. 27 quiniés sont remontées et à 15 heures la journée de pêche s’achève. La cale est pleine et le pont couvert de ces 700 douzaines d’oursins. Tandis qu’Elias se change, Carlos fait route vers le port de la faëna. Les autres bateaux rentrent également et la journée semble avoir été bonne pour tout le monde.
Sur l’acarreo, le capitaine, le mécano et le matelot s’agitent. Ils chargent sans interruption la pêche du jour que chacun décharge de son bateau. Le Chanberley prend sa place sur les flancs du Victoria II, et en une heure, transvase ses oursins dans les cales de l’acarreo.
Seule une personne ne semble pas prendre part à la débauche physique qui secoue toute la faëna : le représentant patronal. Installé dans un coin, il vérifie silencieux le nombre d’oursins déchargés, leur taille et leur qualité. Enfin vers 16h30, Elias et Carlos vont amarrer le Chanberley à couple d’un autre bateau et s’offrent un déjeuner. La journée est finie. En deux jours de pêche, le Victoria II sera chargé de 10 000 douzaines d’oursins. Les cales pleines et le pont couvert, il reprend la mer, le moteur à plein régime et, quelle que soit la météo, il va en 24 ou 30 heures atteindre Puerto Natales. L’oursin doit rester le plus frais possible et ne pas être en contact avec l’eau douce qui le gâte, dans une région où il pleut sans arrêt, le challenge est de taille.
La cargaison chargée dans des camions atteindra ensuite dans 4 ou 5 heures de nuit les usines de conditionnement de Punta Arenas, les pescaderias. Ces pescaderias où l’oursin sera pris en charge au petit matin par les travailleurs saisonniers, immigrés de l’intérieur du pays pour la plupart. Ces travailleurs se nomment Patcheco, (inaudible), Viviana, Christian ou Sergio et ont trouvé pour quelques-uns domicile dans une pension de l’avenue Independancia. Une pension tenue par un certain Eduardo et une certaine Pamela.
En guise de conclusion : Une infime partie des oursins pêchés se retrouve sur le marché chilien, les prix étant beaucoup trop élevés pour la population. L’oursin est principalement exporté vers le Japon. Le pêcheur vend 330 pesos chiliens la douzaine d’oursins à l’entreprise gérant la faëna. Cette somme est partagée entre le plongeur et son assistant, et une partie est utilisée pour l’entretien du bateau. Le saisonnier travaillant dans une pescaderia reçoit 100 pesos chiliens pour chaque douzaine conditionnée. La douzaine d’oursins se vend 15 dollars US soit 7500 pesos chiliens sur le marché japonais.
Lundi 22 juin, 10h30 : fin de l’entracte. Le Tajemar V, troisième acarreo de la faëna, nous laisse en pleine mer, à 200 mètres de la côte, par une belle houle et juste avant l’arrivée d’un grain, pluie, neige et vent, à l’est de l’île Topar. Il est temps de reprendre notre cours solitaire, en route vers le Nord.