français   deutsch   english
Accueil du site > Carnets > La pieuvre d’Ultima Esperanza

La pieuvre d’Ultima Esperanza

Une note d’Alexandre

Une gigantesque pieuvre essayant de noyer les Andes sous ses eaux, voilà à quoi me fait penser ce territoire si bien nommé, Ultima Esperanza. Le corps est ce golfe Almirante Montt, de 25 km de diamètre, d’où partent sept ou huit tentacules à l’assaut des terres patagonnes. Elles font jusqu’à 80 km de long et atteignent pour certaines 550 mètres de profondeur. Un animal dantesque tourné vers l’Est d’où on aperçoit les prémices de la pampa, c’est de ce côté que Puerto Natales s’est installé. Le mollusque dans sa tentative d’engloutissement, s’est arrêté avant (inaudible), les sommets andins sont restés émergés, toute vallée engloutie.

Tournant le dos à ce terrain d’affrontement et à ce havre citadin, direction l’Ouest où s’échappent les deux plus fins appendices de la bête : les canaux Kirke et Santa Maria. Ce sont les deux seules voies permettant de rejoindre le Pacifique et de nous jouer de ce labyrinthe maritime pour atteindre quelques 500 Km plus au Nord Puerto Eden, terme de notre deuxième étape. Un tel monstre ne communiquant que par deux petits canaux de moins de 80 mètres de large avec l’un des plus grands océans de la planète voilà qui nous promettait quelques difficultés. Deux actes.

Acte I : Canal Santa Maria, Angostura(1) White

C’est au lendemain d’un festin de pétoncles, noix de Saint-Jacques, bulots, calamars – pieuvres omises – que nous prenons la mer avec José et Coté, guides de kayak, là pour le plaisir de naviguer.

Deux jours de pagaie sous un soleil splendide nous proposent l’entrée du canal Santa Maria : l’Angostura White. Deux falaises d’une cinquantaine de mètres de haut encadrent le passage. Elles sont coiffées par les rondeurs amicales de montagnes couvertes de forêts. Deux îles barrent l’étroit défilé, ne laissant que deux passages d’une dizaine de mètres à peine sur la gauche et un autre de 25 à 30 mètres sur la droite. L’heure ne nous est pas propice, nous sommes au plus fort de la marée montante, le guide nautique indique alors jusqu’à 10 nœuds de courant. Le débit est impressionnant et forme de grands tourbillons d’où partent en tous sens d’agressives veines d’eau. José et Coté, sans grande conviction, font une tentative pour passer, mais face à une telle puissance nous nous abritons bien vite dans une minuscule baie en attendant l’étale.

C’est peu avant que la luminosité ne commence à décliner que nous passons l’Angostura White. Pendant près d’une demi-heure je m’écarte du groupe pour apprécier l’instant. Le soleil chauffe encore, la forêt, les falaises et le ciel projettent un rouge intense. Autour du kayak trois phoques batifolent, des parois de pierre sont couvertes d’oiseaux, des cormorans pour la plupart, et aucune ride ne vient briser le miroir de l’eau.

En compagnie de Coté qui m’a rejoint, donnant les derniers coups de pagaies de la journée, j’aperçois, juste au-dessus de nos têtes, dans un décrochement de la falaise, un condor se dessinant dans le cercle de la lune déjà montante. À quelques mètres, impassible, il nous regarde naviguer, sûr de sa position dominante. Dernière image d’un lieu idyllique, d’un temps calme et serein, dernière image de quiétude avant que la pieuvre ne se rappelle à nous. Qu’elle ne livre à nouveau bataille, nous gardant uniques témoins de ses ardeurs maritimes, José et Coté s’étant retournés vers Natales.

Acte II : L’attente

Un pêcheur nous a dit : « Une fois dans le Seno(2) Union, c’est autre chose, on est sous l’influence directe de la houle du Pacifique, un autre type de navigation, un autre type de canaux. » De ce Seno Union je me suis fait alors la frontière pour échapper à la pieuvre. Dimanche 7 au soir, nous accostons à moins de 5 milles de celui-ci, demain nous devrions glisser hors de ses tentacules.

Lundi matin, la mer est couverte de moutons et le vent violent. À midi la pluie se met à tomber. Pas de navigation, nous attendons. Mardi les conditions sont les mêmes. Mercredi situation identique mais la pluie s’arrête une dizaine d’heures. Jeudi l’attente continue. Vendredi, l’histoire se répète. Nos informateurs météo, nombreux à présent, Yann en France, Rodriguo d’Indomita à Natales et les pêcheurs qui nous ont repérés nous annoncent tous une bonne fenêtre météo pour ce samedi et dimanche. Vendredi soir nous nous préparons donc pour appareiller le plus tôt possible samedi, réaliser une longue navigation et nous échapper de là. Cinq jours d’attente, cinq jours de découvertes. Les « williwoo », à force de s’en méfier et d’en parler, étaient devenus mythiques. Subitement des rafales descendent des montagnes dans des directions différentes du vent dominant, arrachent des gerbes d’eau qui montent telles de mini-tornades, on les appelle ici les vents tournants. Cinq jours pendants lesquels il n’y a pas un moment où l’une de ces mini-tornades ne traverse notre paysage. Nous en admirons certaines d’une hauteur de 3 étages qui se déplacent à des vitesses impressionnantes ; en quelques minutes elles parcourent un à deux milles. Mardi lors d’une tentative, rapide, de navigation, l’une s’abat sur nous. Petite heureusement. L’eau frétille, j’ai l’impression d’être sur un banc de flétans. Le vent est impressionnant et totalement désordonné, impossible de contrôler quoi que ce soit. Inti s’est couché sur son kayak mais tout va bien. Baptême des vents tournants, tout s’est bien passé, espérons que ce soit aussi notre unique expérience de ce type.

Cinq jours coincés entre mer et forêt, j’ai enfin trouvé une voie pour y pénétrer et m’y « promener ». Je ne sais pourquoi je ressens une telle attraction pour cette forêt, peut-être m’est-elle incompréhensible. Je marche sur une épaisseur, parfois de plusieurs mètres, de matière végétale en décomposition. Tout se régénère en permanence. Lorsque je me décide à creuser un trou dans le sol à coups de hache, j’atteins, à environ un mètre de profondeur, une nappe d’eau venue de je ne sais où. Un arbre, coupé à deux mètres de hauteur, s’est couvert de mousse et est devenu simplement en peu de temps, un nouveau support où poussent de nouveaux arbres et arbustes. Je me rends compte que depuis 2003 je cherche à entrer dans cette forêt, à présent, à petits pas, je la découvre. Cinq jours à observer tant de choses, cinq jours d’immobilité, mais cinq jours tellement agréables si ce n’est cette pluie qui ne cesse.

Mais nous sommes aujourd’hui samedi, le calme météo tant attendu est censé être là et nous appareillons. Mais si nous allons bien réussir à quitter le mollusque, nous ne pensions pas nous jeter dans les griffes d’un autre animal : le Pacifique.

(1) Angostura : coulée d’étranglement d’un canal
(2) Seno : plus proche par sa forme de la mer intérieure que du canal

Ce texte fait suite à Bûcherons d’eau douce et se poursuit par L’ogre Pacifique.