Le neveu d’Amérique
Luis Sepúlveda
Dès le début de « Patagonia Express » (le titre en espagnol), la première fois que je l’ai lu, j’ai vu que ce petit livre avait quelque chose d’exceptionnel.
Le narrateur, chilien, a hérité de son grand-père un billet pour "nulle part", un billet qui ressemble beaucoup a celui dont j’ai moi-même hérité. Reçu en échange d’une promesse, celle d’aller à Martos en Espagne, petit village que le grand-père a quitté il y a tant d’années pour l’Amérique. Après deux ans de tortures sous Pinochet, Sepulveda (peut-être un peu au-delà de la stricte autobiographie) quitte enfin son pays devenu fou.
En une sorte de périple initiatique, il nous emmène ensuite au fil de l’Amérique du Sud, rencontre Bruce Chatwin, devient le promis malgré-lui d’une grosse fille de notables, et va même jusqu’à retrouver la trace de la poule qui avait partagé sa captivité, Dulcinée. A l’image de l’épitaphe de cette belle poule, "Ci-gît Dulcinée, dame de chevaliers impossibles, impératrice de nulle part", il raconte toutes ces tranches de vie, toutes ces vies, avec humour et délicatesse.
En lisant certaines de ces lignes, comme celles dont le théâtre est la Patagonie par exemple, j’avais l’impression de sentir une main qui m’aurait attrapé l’épaule, de voir un homme passionné qui m’aurait raconté, au dessus de plusieurs bouteilles vides, ses éternelles histoires d’amour, son impétueuse soif de visages humains.
Qu’il croise la route de Butch Cassidy et du Kid, qu’il découvre un concours de mensonges (entre gauchos qui, comme tout le monde, mentent pour vivre, mais ont la lucidité de ne pas confondre mensonge et duperie), qu’il relève tous ces petits rites, ces liturgies hédonistes ou qu’il rappelle l’épopée d’Antonio Soto et de ses compagnons ("Patagonia Rebelde", Oswaldo Bayer), la mélodie est saine, jouissive, et glisse sur le monde et ses duretés armé d’une inflexible et invincible tendresse.
S’il est exceptionnel ce livre, ce n’est peut-être pas pour la perfection et l’esthétique de son style, la force de ses métaphores. Non ; c’est avant tout parce qu’il m’est intime, que je m’en sens complice, qu’il me fait écho.
Je l’ai lu plusieurs fois. Deux ou trois de ces fois ont été en ces quelques occasions de mon existence ou il m’est arrivé de n’être pas au mieux. Et à chaque fois, mon "Patagonia Express" était là. Le mien parce que ce petit livre illustre à merveille l’intrication, la proximité qui peut exister entre une histoire et son lecteur (ou son éloignement, qui peut alors le donner à voir comme tout a fait quelconque).
Sepulveda le répète, "Uno es de donde mejor se siente" ("On est d’où on se sent le mieux") et il n’y a pas de doute sur le fait que ce bouquin m’aide a mieux être en chaque endroit, en chaque moment.
Je repense aux dernières pages, ces pages qui chaque fois m’embrument des yeux pourtant entraînés à la sécheresse, de ces brumes d’émotion et non de douleur, d’irraisonnée tristesse, d’une diffuse et orpheline nostalgie, d’espoir.
Je souhaite à tout être humain d’avoir au moins un tel livre.
Après cette déclaration d’amour d’Inti, que puis-je rajouter ? Peut-être que la mienne eût pu prendre la même tournure. Mais pourquoi se répéter ?
L’expression « livre de chevet » a enfin pris pour moi une signification hors des tournures marketing. J’ai un livre de chevet. C’est Le Neveu d’Amérique. Il m’est arrivé de me réveiller en pleine nuit, me lever, aller le chercher. Relecture pour une nuit blanche.
Quelques passages qui me reviennent à chaque évocation de ce livre :
– Dans les premières lignes l’évocation de Franco par le grand-père, évocation à demi-mot comme si on ne pouvait prononcer son nom de dictateur et d’assassin. Jamais nommé, il est IL, LUI.
– La rencontre avec Chatwin. Y sont présents Butch Cassidy et Sundance Kid, deux fantômes avec qui ils trinquent. On se plaira à mettre en lumière cette rencontre en lisant En Patagonie (B. Chatwin) et Retour en Patagonie (B. Chatwin et P. Theroux).
– Le sentiment d’errance.
Tout cela fait Le Neveu d’Amérique, tout cela fait un livre extraordinaire.
Une citation ? « L’horloge sert à peser les retards. Il arrive aussi que l’horloge tombe en panne et comme l’auto perd de l’huile, l’horloge perd du temps. »
Plus spécifiquement ? Une citation concernant directement notre parcours ?
À propos de Puerto Natales : « les marins chilotes sont les seuls à s’aventurer dans ces passes étroites où guette la mort blanche : les blocs de glace que les marées arrachent aux glaciers et qui obstruent les chenaux parfois durant des mois. En hiver il est impossible de quitter Puerto Natales par la mer. Il faut passer par l’intérieur des terres, traverser la frontière et se rendre à la ville argentine d’El Turbio. » (Allez admirer les photos du livre Esquilo en Patagonie de Nicole van de Kerchove pour apprécier cette phrase.)
Et pour finir une anecdote qui nous est personnelle. Je me souviens de la première fois où j’ai parlé avec Inti de la Patagonie. Nous étions dans un bar du quartier latin, il venait de me faire lire la première mouture d’un scénario qui deviendra quelques années plus tard un moyen métrage produit par une grosse équipe. Nous avions dérivé, comme bien souvent, vers la littérature et vers ce fameux Neveu d’Amérique. Silence. Nous nous sommes mis à réciter, à l’unisson, les dernières lignes du roman. Sans une faute.
Et ne comptez pas sur moi pour les écrire ici !
Edictions Fabula Tusquets Editiones, 1995, 178 p., pour l’édition espagnole.
Editions Seuil - Points, 1998, 167 p., pour l’éditions en français
Vous pouvez écouter, et visionner, une lecture d’un extrait de ce livre de Sepúlveda, sur cette page.
Voir également les articles Un nom de torero de Luis Sepúlveda et Le Monde du bout du monde de Luis Sepúlveda.